Cécile Wendling (AXA) : “La confiance devient endogame, et c’est un enjeu pour les assureurs”
Cécile Wendling (AXA) : “La confiance devient endogame, et c’est un enjeu pour les assureurs”
Entretien publié par mind Fintech le 6 mars 2019
Fin janvier 2019, AXA a publié son premier rapport public de prospective. Intitulé “Powering Fast Forward Thinking”, cette étude est un condensé du travail réalisé par le département prospective de l’assureur courant 2018. Entretien avec sa directrice, Cécile Wendling.
Quels sont les grands sujets de prospective qui vous ont occupée en 2018 ?
Nous avons travaillé sur l’avenir des inégalités et sur celui de l’alimentation. Dans tous les cas, nous cherchons à avoir une approche systémique du sujet. Si l’on prend celui de l’alimentation, par exemple, on pense à son impact sur la santé et à la façon dont on pourra gérer les risques associés. AXA assure aussi des agriculteurs : les évolutions environnementales et celles des modes d’alimentation auront certainement un impact sur leurs activités. Nous couvrons aussi des producteurs alimentaires, donc il faut réfléchir à ce que peuvent être les bonnes et mauvaises pratiques dans ces domaines, anticiper les risques qu’ils peuvent provoquer ou rencontrer, etc.
En pratique, qu’avez vous fait pour travailler sur ces sujets ? Comment fonctionne le département prospective d’AXA ?
La prospective est un travail de temps long. C’est aussi un travail transversal : nous étudions aussi bien les évolutions à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise. Nous sommes une équipe de cinq personnes et nous essayons de détecter les signaux faibles de changements profonds à venir. Comme nous disposons de très peu de données pour évaluer ces signaux, nous utilisons surtout des modèles qualitatifs. Nous les alimentons de nos lectures de livres et d’études, de nos entretiens avec des experts, et de nos liens fréquents avec le fonds d’AXA pour la recherche, et les départements chargés de l’innovation, des risques émergents ou encore de la stratégie.
Nos échanges nous permettent d’identifier une liste de sujets dont on pense qu’ils vont le plus modifier le monde – et les activités de l’entreprise – à un horizon de dix ans. Cela nous permet de fournir deux études par an, destinées à un usage interne, dans lesquelles nous classons nos résultats en fonction des quatre volets chers à Axa : évolutions socio-économiques, environnement, santé et innovations technologiques. Récemment, nous avons aussi décidé de rendre une partie de notre travail publique car nous estimons qu’il peut être utile à tous. C’est la raison pour laquelle nous avons publié notre trendbook et que nous commençons à organiser des évènements.
Dans le podcast Sismique, vous évoquez la nécessité pour le prospectiviste d’aller à l’encontre de schémas dominants. Qu’entendez-vous par là ?
Lorsqu’ils arrivent dans une organisation pour évoquer un nouveau point d’enquête, les prospectivistes s’entendent souvent répondre “ce n’est pas un sujet” par les métiers. C’est normal : au quotidien, les salariés ont un flux de priorités et d’actions à réaliser, et nous venons leur demander de faire un pas de côté. On vient bousculer leurs schémas. C’est pour cela qu’il y a cinq ans, on me regardait avec des yeux ronds lorsque j’évoquais la possibilité de voitures autonomes ; c’était de la science-fiction. Mais aujourd’hui, on réfléchit au moyen d’assurer l’usage de ce type de transport.
Il vous arrive aussi d’évoquer l’évolution de la confiance. De quoi s’agit-il et quel est l’impact pour les assureurs ?
La confiance a tendance à devenir endogame. C’est-à-dire que de plus en plus, les gens ne font confiance qu’à ceux qui pensent comme eux, qui font partie de leur “bulle de filtre”, pour reprendre une expression popularisée par l’usage des réseaux sociaux. Cela a pour effet une diminution de la cohésion sociale puisque l’on écoute de moins en moins ceux qui nous sont différents.
C’est un réel sujet pour les assureurs parce que leur métier repose sur la confiance. Et que si, en prenant l’exemple des vaccins, tout un pan de la clientèle est sur un même type de groupe Facebook où l’on dit que les vaccins sont mauvais pour la santé, ces personnes feront confiance à cette idée, se déconnecteront d’une analyse croisée des points de vue d’experts, de scientifiques, de politiques qui expliquent l’intérêt des vaccins, et leur santé sera potentiellement en danger. Par ailleurs, ce phénomène peut venir compliquer la relation de confiance que l’assureur essaie de créer avec son client.
Vous êtes directrice du département de prospective d’Axa depuis cinq ans. Dans quelle mesure suivez-vous si les scénarios que vous aviez envisagés pour les sujets des années passées se sont effectivement déroulés ?
Une fois notre étude terminée, nous commençons par réaliser des workshops avec les entités des pays où AXA est présent, afin de voir comment elle réagissent. Tout ne peut pas mener à des expérimentations ou à des cas pratiques, et ces derniers peuvent varier selon le contexte social, économique ou environnemental dans lequel baigne l’entité. Pour un suivi de plus long terme, notre équipe a développé le foresight radar. Celui-ci consiste à noter à la fois en interne et en externe ce qui s’est effectivement traduit par des actions, des changements, des modifications, et ce qui ne l’a pas été.
Avez-vous des exemples de dossiers de prospective qui ont mené à des décisions prises à l’échelle de toute l’entreprise ?
En 2015, par exemple, AXA a décidé de sortir du charbon [de se désinvestir des entreprises qui tirent plus de de 50% de leur chiffre d’affaires du charbon, puis, depuis 2017, plus de 30% de leur CA, ndlr]. C’était une action logique, car s’inquiéter des risques que provoque la détérioration de l’environnement, des besoins que cela crée en termes de santé, mais continuer d’investir dans des industries qui provoquent ces problèmes, n’aurait pas eu de sens. Dans le même esprit, nous sommes retirés du tabac en 2016.
Cette ligne de conduite a été maintenue lorsque nous avons changé de directeur général, et lorsque AXA a racheté XL, nous lui avons imposé les mêmes règles. C’est important parce que cela donne une forme d’exemple à suivre. On se doute bien que ça n’empêche pas d’autres acteurs de souscrire aux risques d’entreprises dont les pratiques sont néfastes pour l’environnement. Mais on peut commencer par travailler sur nous-mêmes et rendre publics certaines décisions et les sujets sur lesquels on estime important de travailler. C’est un préalable nécessaire à la constitution d’alliances et d’associations.
A quoi doivent servir ces alliances ?
Si l’on veut réellement initier des changements, on est beaucoup plus efficace en concluant des partenariats avec d’autres acteurs, qu’ils soient professionnels, institutionnels, etc. C’est à travers ces actions collectives que les grands groupes peuvent avoir un impact dans le monde.
A mon avis, créer des entités sur des sujets précis, sur l’éthique des intelligence artificielles par exemple, peut aussi permettre de mieux atteindre les clients. Car à l’heure actuelle, ils se posent peu la question de savoir si leurs assureurs sont responsables ou pas. Ils réfléchissent à la responsabilité des entreprises lorsqu’ils achètent de la nourriture ou des vêtements, alors pourquoi ne pas le faire quand ils souscrivent des assurances ?
Parmi les focus thématiques sur lesquels vous aviez travaillé, pourriez-vous nous présenter quelques-uns des signaux faibles que vous avez relevés dans la santé ?
Nous avons étudié la santé des femmes. Nous nous sommes rendus compte que tout un pan des nouvelles technologies, des “femtech”, avait été construit pour elles. Et qu’il répond à une différence préexistante entre les traitements réservés aux hommes et aux femmes : les maladies propres à ces dernières sont moins bien étudiées, ou alors elle connaissent mal leurs symptômes, en cas d’AVC par exemple, pour la bonne et simple raison que l’on a moins communiqué sur le sujet.
Un autre domaine est celui de la santé de pair-à-pair, ces réseaux interpersonnels qui peuvent permettre aux parents d’enfants atteints de maladies rares de s’aider plus efficacement qu’auparavant. Ou bien aux médecins installés dans des déserts médicaux de pouvoir échanger plus et mieux avec leurs collègues. Et nous avons travaillé sur les health data hubs, ces dépôts de données non personnelles de santé pensés, au Royaume-Uni ou en Israël notamment, pour améliorer la santé dans un domaine ou une région précise.
Et du côté des nouvelles technologies ?
Nous nous sommes intéressés à la voix, qui recouvre plein de questions : quelle voix donne-t-on à AXA ? Les enceintes connectées permettent de récupérer certaines données : que collecte-t-on ? Comment ? L’affective computing est une autre tendance qui nous a occupés, avec là encore des questions sonores : un chercheur a réussi à mettre au point un filtre qui permet de pousser l’auditeur à faire confiance à la voix qu’il entend. Qu’est-ce que ça implique ?
Nous avons aussi étudié le quantum computing, la façon dont il peut aider ou menacer la cyber-assurance, ce que cela demande en termes d’évolutions cryptographiques, etc. Et enfin le mouvement data for good, et son dérivé give data back, dans lequel les assureurs peuvent se révéler très utiles. Dans ce cas là, il s’agit de redonner une partie des données collectées à la communauté. Par exemple, au Mexique, AXA est en mesure de dire quelles sont les routes les plus dangereuses. Elle a rendu ces données publiques afin que, si la collectivité décide de faire les travaux correspondants, elle puisse déterminer facilement quel chantier est le plus urgent. On peut imaginer plein d’autres usages à ce type de retour de données : fournir des cartographies sur les types de fuite d’eau constatés le plus souvent par quartier, ou les types de cambriolage les plus récurrents dans une zone géographique.
A quelle tendance globale les assureurs devraient-ils s’intéresser ?
A mon avis, il faut s’intéresser aux jeux vidéos. Les communautés de gamers se professionnalisent, et même sans en arriver là, il y a de nombreux sujets autour des “biens immatériels”, des digital assets, ou quelle que soit la manière dont on finira par les appeler. Il y a à la fois des enjeux de paiement – des joueurs qui veulent transférer l’argent obtenu dans un jeu vers un autre – des enjeux de propriété – on m’a encore parlé récemment de personnes qui avaient conquis un “terrain virtuel” et cherchaient des moyens de se l’approprier pour de bon – des questions qui recoupent celles de la mort numérique aussi. Si un joueur décède, doit-on lui organiser des funérailles numériques ? Après tout, la pratique existe déjà dans certaines communautés de gamers.
par Mathilde Saliou